Notre lettre 862 publiée le 11 mai 2022

Les derniers bugniniens s’autocélébrent


Recevant en audience, le samedi 7 mai, les professeurs et étudiants de l’Institut Liturgique Pontifical Saint-Anselme, à l’occasion de 60ème anniversaire de la fondation de cet institut, le pape a prononcé un discours ( Docenti e Studenti del Pontificio Istituto Liturgico (7 maggio 2022) | Francesco (vatican.va) ), dont plusieurs passages (représentant au total un cinquième du texte) visaient les adversaires de la réforme liturgique.

Il faut savoir que ce type de discours est généralement rédigé par un membre de l’institution à laquelle il est délivré. Il est très vraisemblable que celui-ci a été préparé par un professeur de Saint-Anselme ou bien par un membre de la Congrégation pour le Culte divin, ce qui revient au même car les deux organismes sont en grande osmose (il a pu être écrit, par exemple, par le Secrétaire de la Congrégation, Mgr Vittorio Francesco Viola, qui a été formé et qui a enseigné à Saint-Anselme). Le pape a, comme toujours, ajouté sa touche propre, notamment avec ce passage où il évoque, dans son style très reconnaissable, les réformes de Pie XII, qu’il a connu étant enfant.


La liturgie traditionnelle, caillou dans la chaussure des novateurs


Sacrosanctum Concilium, explique le pape, a permis de répondre plus intensément au besoin du Peuple de Dieu de vivre la liturgie, au triple point de vue de la participation active, de la communion ecclésiale et de l’impulsion à la mission évangélisatrice. Sauf que, sur ces trois points, le résultat est loin d’être concluant : une « fructueuse participation » était déjà prônée et pratiquée depuis longtemps, notamment par la formation au chant d’Église encouragée par saint Pie X, alors que la participation quelque peu débridée d’après-Vatican II a tendance à araser le caractère hiérarchique des célébrations ; quant à la communion ecclésiale, elle n’est plus très lisible du fait de l’éclatement de la liturgie romaine en un très grand nombre de langues, et à l’intérieur de chacune d’elle à d’innombrables variations ; pour ce qui est de l’impulsion missionnaire, bridée par l’œcuménisme et le dialogue interreligieux, d’une part, contrecarrée par une sécularisation à laquelle la liturgie rénovée n’offre aucune résistance, d’autre part, elle est inexistante, puisque, au moins dans nos pays occidentaux, les pratiquants de la liturgie nouvelle sont toujours plus vieillissants et toujours plus clairsemés. Car la vie est ailleurs, dans les liturgies de certaines communautés qui rusent avec la liturgie réformée et qui la traditionalisent au maximum, et dans les célébrations de la liturgie tridentine, où se regroupent jeunes, familles, et qui suscitent un nombre non négligeable de conversions.

À vrai dire, le satisfecit donné à l’institut Saint-Anselme, creuset de la formation à la liturgie nouvelle, une sorte d’École normale supérieure du culte réformé d’où sort tout un personnel de formateurs et même d’évêques bugniniens, était d’autant plus attendu que cette Université avait été fortement attaquée par les traditionnels comme le lieu où avait été pensé l’offensive contre Summorum Pontificum. Ainsi, notre Lettre n. 807, du 5 juillet 2021, « Andrea Grillo, un des penseurs de la suppression de Summorum Pontificum », épinglait l’influence de ce laïc de soixante ans, très en phase avec le monde épiscopal italien progressiste, membre de la Commission de la Conférence des Évêques d’Italie pour le nouveau rite du sacrement du mariage, professeur de théologie sacramentaire à Saint-Anselme, professeur de théologie à l’Institut de Liturgie pastorale de Padoue et à l’Institut théologique d’Ancône.

Le discours du 7 mai est donc un discours relativement défensif, où est commise la la même erreur que dans Traditionis custodes : celle de souligner l’importance des adversaires de la rénovation conciliaire, qui « tentent de revenir en arrière », de les mettre en valeur. Ce discours le fait même peut-être plus que Traditionis custodes, dans la mesure où il est destiné à honorer les serviteurs les plus dévoués de la nouvelle liturgie, et qui se sent obligé d’avertir du péril que court leur œuvre.

« Quand la vie liturgique devient un drapeau pour créer la division », dit le pape, « on sent là l’odeur du diable, le séducteur ». C’est ô combien vrai, le démon étant le diviseur et semeur de zizanie par excellence ! Mais la guerre, poursuit-il, vient des agressés et non pas des agresseurs... Car ces diviseurs, explique-t-il selon un raisonnement mille fois entendu, ne sont pas ceux qui par leurs novations bouleversent un était de possession paisible, comme on dit en droit, mais au contraire ces pelés, ces galeux, qui estiment que « c’était mieux avant ». Spécialement pour la confession de la foi.


Une moindre assurance

 

L’animosité de ce texte vis-à-vis de ceux qui refusent la liturgie nouvelle est donc très rude : « je voudrais souligner le danger, la tentation du formalisme liturgique, consistant à rechercher des formes, des formalités plus que la réalité, comme nous le voyons aujourd’hui dans ces mouvements qui tentent un peu de revenir en arrière et de nier proprement le Concile Vatican II. » Et encore : « Il n’est pas possible d’adorer Dieu et en même temps de faire de la liturgie un champ de bataille pour des questions qui ne sont pas essentielles, pour des questions dépassées, et de prendre position, à partir de la liturgie, en faveur d’idéologies qui divisent l’Église. » Et pour finir, bien entendu, est portée l’accusation de dérive schismatique : « Utiliser la liturgie : c’est le drame que nous vivons dans les groupes ecclésiaux qui s’éloignent de l’Église, mettent en question le Concile, l’autorité des évêques..., afin de préserver la tradition. »

Cependant le ton du discours de 2022 n’est pas aussi violent que celui, il y a dix mois, de Traditionis custodes et de la Lettre aux Évêques qui l’accompagnait, même si, sur le fond, le jugement portée contre ceux qui usent de la liturgie traditionnelle est identique : ils instrumentalisent leur attachement à l’ancienne liturgie contre la doctrine qui sous-tend la nouvelle liturgie.

Plus exactement, le ton est moins assuré. Bien sûr, un discours à un athénée pontifical n’est pas un texte prescriptif, comme le motu proprio qui disait « Les livres liturgiques promulgués par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformément aux décrets du Concile Vatican II, sont la seule expression de la lex orandi du Rite romain. » Mais les dispositions du motu proprio partaient clairement du principe que la célébration de la liturgie ancienne allait disparaître : on accordait seulement un délai à ses partisans, qui « ont besoin de temps pour revenir au Rite Romain promulgué par les saints Paul VI et Jean-Paul II. » Aujourd’hui, ce temps s’est indéfiniment allongé : « Dans combien de temps, la messe traditionnelle doit-elle disparaître, demandait un évêque français au pape, dans 5 ans ? » « Non, aurait répondu le pape, dans 50 ans. » Les réfractaires sont toujours dénoncés, mais il semble acté qu’ils ne bougeront pas d’un pouce.

Dans notre Lettre 837 du 29 novembre 2021 (« La feuille de route de Mgr Roche, Préfet du Culte divin : liquider la liturgie traditionnelle »), nous rapportions les propos du nouveau Préfet de la Congrégation pour le Culte divin, lequel, peu avant le motu proprio, s’était lâché au cours un repas avec des professeurs anglophones : « Summorum Pontificum est pratiquement mort ! On va redonner le pouvoir aux évêques, mais surtout pas aux évêques conservateurs. » Mais la force et l’importance de la réaction à Traditionis custodes ont surpris les artisans de l’offensive. Ils avaient bien mesuré le danger que la liturgie ancienne représentait pour la nouvelle lex orandi. En revanche, ils étaient persuadés qu’une Blitzkrieg menée avec détermination suffirait à l’écraser. Ils commencent à comprendre qu’ils n’y parviendront pas : cette liturgie traditionnelle a survécu depuis Vatican II, minoritaire certes, mais plus vivante que jamais. Pour le dire d’une formule lapidaire : les adversaires de la réforme n’ont pas encore gagné, mais ses promoteurs ont déjà perdu.


Annexe : La nouvelle liturgie et son insondable ennui


Attaquant le « formalisme » des tenants de la liturgie ancienne, le discours du pape dit : « Alors le célébration est une récitation, une chose sans vie, sans joie ». Or justement, la tristesse est ce que reprochent à la liturgie nouvelle ses partisans eux-mêmes, quand ils sont sincères, tant il est vrai qu’elle sue la platitude et l’ennui. La preuve dans ce livre d’un professeur italien de liturgie sacramentaire, Maurice Belli, L’epoca dei riti tristi, « L’époque des rites tristes », recensé par Don Pio Pace, dans la revue Res Novæ ( L’époque des rites tristes - Res Novae - Perspectives romaines ), recension que nous reproduisons, avec l’aimable autorisation du site.

Manuel Belli, prêtre du diocèse de Bergame, enseignant en théologie sacramentaire, s’interroge dans L’epoca dei riti tristi (Queriniana, 2021) sur la désertion des assemblées eucharistiques, spécialement par les jeunes. Titre s’inspirant du livre de deux psychanalystes, Michel Benasayag et Gérard Schmit, Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale (La Découverte, 2006) – en italien L’epoca delle passioni tristi (Feltrinelli, 2013) – à propos du nombre croissant de jeunes en souffrance psychique, au sein d’une époque submergée par une tristesse qui traverse toutes les couches sociales.

Suivent, chez M. Belli, de chapitre en chapitre, une série de constats très pessimistes : la logique du manger minimal au fast food ou au contraire de la boulimie inconsidérée qui déteint sur l’Eucharistie ; il y a une crise de la festivité dominicale ; le rituel catholique a perdu la bataille devant les sorcières d’Halloween ; la liturgie est perçue d’abord comme une satisfaction de soi, un moyen de développement personnel ; la piètre musique liturgique est seulement consommée ; les discussions sur la présence publique de crèches de Noël et de crucifix montrent qu’ils sont réduits à des systèmes de valeurs ; et ainsi de suite, avec un chapitre sur l’application Tinder (application de rencontre amoureuses) comparée à la conception chrétienne de l’amour.

L’auteur se risque à des « notes provisoires » pour rendre les rituels plus heureux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il est peu convaincant : de petites recettes données au fil des chapitres, comme par exemple, dans une messe pour enfants, fabriquer avec eux le pain, leur faire inventer un cantique ; ou encore, capter la bougeotte de la génération présente en retrouvant le sens de la procession. L’auteur caresse le projet mal définit d’une « catéchèse expérientielle », qui dépasserait la pure doctrine sans cependant l’oublier…

Manuel Belli avait d’entrée écarté les « extrêmes », les messes dont le prêtre se pare d’un nez de clown, ou le retour à la messe en latin. Notons au passage que, si M. Belli constate que les jeunes sont peu attirés par les rites de la messe de leur paroisse, les évêques de France, dans leurs réponses à l’enquête de la CDF sur la messe traditionnelle, remarquent au contraire – sans plaisir – que les jeunes sont très attirés (« fascinés ») par cette liturgie ancienne.

Avec Manuel Belli, on est au pays des anthropologues néo-bugninistes, au degré zéro de la science liturgique, On ne trouvera dans ses propos ni réflexion systématique sur la nature du rite liturgique, ni sur sa fonction comme voile et manifestation du divin, ou encore sur son histoire et son caractère intrinsèquement traditionnel : il est ressenti par les fidèles comme véhiculant ce qui a été reçu depuis le commencement. Ses propos sont en revanche très intéressants par le constat qu’ils établissent : le rituel catholique aujourd’hui, et surtout d’aujourd’hui, ne « fonctionne » plus : il est considéré comme ennuyeux, imprégné qu’il est de l’ennui universel.

Mais le critère même de Manuel Belli, celui de la tristesse à écarter, est très significatif de l’impasse dans laquelle se trouvent ceux qui comme lui veulent revivifier la réforme. Pourquoi d’ailleurs le rite devrait-il être « joyeux » ? La mort, le sacrifice, la pénitence, sont tristes par nature, et la joie surnaturelle se dégage en fait du tragique de la Croix.

Mais il est bien vrai que nous sommes à l’époque des « passions tristes », que l’offre liturgique contemporaine n’arrive pas à concurrencer : Manuel Belli dresse un bilan parmi tant d’autres de l’échec de la réforme liturgique. Il ne songe cependant pas une seconde à s’en évader, démontrant, par le constat qu’il fait, qu’elle souffre d’être trop moderne, et par les solutions qu’il propose, qu’il ne sait imaginer que des bricolages internes à la modernité pour y remédier. Plus tristes encore que les rites, et même désespérants, sont ainsi les enseignements de liturgie, qui se donnent, comme le fait Manuel Belli, dans les séminaires et les athénées pontificaux.



Don Pio Pace

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