Notre lettre 791 publiée le 6 avril 2021

LE MONDE DES « ORDINAIRES »

CINQUIEME VOLET DE NOTRE ENQUETE SUR LA TRADITION CATHOLIQUE AUX ETATS-UNIS



Paix Liturgique : Je vous interrogeai, Cher Daniel, lors de notre dernier entretien, pour savoir s’il existait d’autres communautés traditionnelles « classiques » présentes aux États-Unis ?

Daniel Hamiche : Et je vous répondis que stricto sensu, il n’y avait pas d’autres communautés traditionnelles, mais il y avait des communautés qui s’en approchent, autrement dit des communautés où l’on célèbre la messe traditionnelle et la messe ordinaire. C’est le cas par exemple des Chanoines de Saint-Jean-de-Kenty.


Paix Liturgique : Et qui sont ces chanoines ?

Daniel Hamiche : Au risque d’être un peu long j’aimerais vous raconter leur histoire. Établie en 1893, la paroisse Saint-Jean-de-Kenty était l’un des pôles principaux de la vie catholique des immigrés polonaise à Chicago ; l’évêque en avait confié la cure d’âmes à un ordre religieux masculin, la Congrégation de la Résurrection, fondée à Paris en 1836 avec pour vocation de subvenir aux besoins de la diaspora polonaise.

La paroisse eut une histoire glorieuse mais souffrit des vicissitudes de l’urbanisme du XXe siècle : le quartier polonais (Polish Patch – le lopin polonais) fut scindé en deux par l’autoroute ; les familles déménagèrent en banlieue, et la magnifique église avec ses boiseries à la mode polonaise se désemplissait, si bien que l’on aurait pu croire à la fin cette belle aventure…. Mais en 1988 le nouveau curé, le Père résurrectionniste Frank Phillips, l’un des rares non-Polonais de la congrégation, vit une opportunité : l’affectation de cette église à la tradition liturgique occidentale (Ecclesia Dei venait d’être publiée). Avec l’aval du cardinal-archevêque de Chicago (Mgr. Bernardin à l’époque) et de ses supérieurs résurrectionnistes, il instaura une messe dominicale selon les livres en vigueur en 1962 à partir du 4 février 1989, parallèlement à la célébration du missel Paul VI en latin et grégorien. Deux chorales, l’une grégorienne, l’autre polyphonique et classique (dirigée par le P. Phillips), eurent tôt fait de la paroisse le rendez-vous des personnes de goût, y compris de sympathiques habitués agnostiques ou athées. Parmi les célébrants, l’on dénombra bientôt un cardinal Burke, un cardinal Arinze, et d’autres hauts prélats favorables à la tradition liturgique. S’en suivit toute une vie dévotionnelle à la paroisse : vêpres, saluts, Fête-Dieu, stations de la croix, neuvaines de saint Joseph et de sainte Anne, Ténèbres, dévotions des premiers vendredis et samedis… L’ancienne école paroissiale fut transformée en académie des beaux-arts pour lycéens de Chicago, avec aussi des cours de théologie pour tous les âges. Bref, un remarquable regain.

La paroisse se faisait remarquer au point que le tout premier ministre polonais élu après la chute du communisme, Tadeusz Mazowiecki, y vint faire une visite en mars 1989. Même Hollywood est venu y tourner deux films (Johnny Ryan et Ta mère ou moi).

Enfin, le P. Phillips eut l’idée – l’inspiration – de fonder une communauté religieuse dans l’optique de poursuivre son œuvre de restauration liturgique. Avec deux autres, il rencontra le cardinal-archevêque, Mgr. Francis George, le 2 mars 1998, qui lui conseilla d’inviter d’autres hommes à le rejoindre et lui proposa de nommer sa communauté « la Société de Saint-Jean-de-Kenty ». Ainsi, le 15 août 1998, lors de l’induction des tous premiers membres, naquirent « les Chanoines réguliers de Saint-Jean-de-Kenty » ; leur devise : Instaurare sacra, restaurer les choses saintes. Naturellement, un tel programme eut tôt fait d’attirer les vocations et l’on dénombre aujourd’hui une vingtaine de ces chanoines (malgré une petite anicroche en 2018, sur laquelle je reviendrai). En octobre de la même année un évêque auxiliaire de Chicago, Mgr. Perry, célébrait une messe solennelle pontificale ; il deviendra un habitué lui aussi, pour ordonner, confirmer dans l’ancien rite. Au fil des ans les Chanoines ont pu ramener l’église à la grandeur qu’elle avait quand on la surnommait « l’église dorée » : les boiseries, les orgues, enfin tout.


Paix Liturgique : Et où en sont-ils aujourd’hui ?

Daniel Hamiche : Forts de ces succès, les chanoines ont pu essaimer : ils desservent deux autres paroisses dans l’État de l’Illinois : Saint-Pierre et Sainte-Katherine-Drexel, ainsi que Sainte-Anne, une charmante petite chapelle en bois dans le Michigan. Partout, ils célèbrent selon les deux formes du rite.

Hélas en 2018 des accusations assez floues et somme toute peu crédibles furent émises contre le fondateur, le P. Frank Phillips. Le nouveau cardinal-archevêque de Chicago, Mgr Blaise Cupich, l’un des plus bergogliens et des plus puissants évêques de l’Église aux États-Unis, en profita pour le limoger, malgré les recommandations en sens contraire du conseil d’étude des résurrectionnistes (dont le P. Phillips demeure membre). On envoya le P. Phillips à Saint-Louis avec interdiction d’avoir aucun contact avec sa fondation à Saint-Jean-de-Kenty. Exemple admirable d’obéissance religieuse, il obtempéra, et adressa à ses anciens confrères et paroissiens une belle lettre d’adieu, empreinte de charité et de sérénité. Une petite crise se produisit (au moins l’un des chanoines, l’un des plus talentueux au niveau artistique, rejoignit le diocèse et s’est mis à dire la messe tridentine en paroisse). Mais, à consulter le site internet des chanoines et de la paroisse, et au dire de ceux qui sont au courant, les chanoines ont pu s’en remettre et leur œuvre se poursuit avec les fruits auxquels la restauration liturgique, ou qu’elle se produise, nous a habitués.


Paix Liturgique : Mais vous sembliez-me dire que l’influence des Chanoines de Kenty était bien plus grande que ce que l’on imaginait.

Daniel Hamiche : Tout à fait car les chanoines se sont lancés également dans un apostolat original qui est celui de promouvoir la liturgie traditionnelle auprès du clergé «  Ordinaire » et de répondre au désir de très nombreux prêtres américains d’apprendre à mieux connaitre et dans de très nombreux cas à apprendre à célébrer l’usus antiquior.


Paix Liturgique : Mais ils ne sont pas les seuls à s’être lancés dans ce travail d’apostolat envers les prêtres.

Daniel Hamiche : Vous avez raison, tous les prêtres traditionnels que je connais, tant en France qu’aux États-Unis, et de quelque communauté ou fraternité qu’ils soient, consacrent une part importante de leur temps à répondre à des prêtres qui sont intéressés par la liturgie traditionnelle. En France l’on connait l’action de l’Abbaye de Fontgombault et de celle du Barroux qui développent un grand zèle dans ce but. Cependant, les Chanoines de Kenty les surpassent tous en ayant réussi à initier puis à apprendre à célébrer l’usus antiquior à près de 1500 prêtres catholiques.


Paix Liturgique : C’est en effet considérable.

Daniel Hamiche : Bien sûr, mais ce qui est plus considérable encore c’est que désormais le nombre de prêtres « ordinaires »américains  qui connaissent la liturgie traditionnelle et sont susceptibles de la célébrer est tout simplement gigantesque et que selon moi il dépasse les 2000 !


Paix Liturgique : Gigantesque n’exagérez-vous pas ami Daniel ?

Daniel Hamiche : Pas d’un brin : reprenez si vous le voulez bien mon survol du monde traditionnel « classique » aux États-Unis. J’y ai donné quelques chiffres notamment le nombre de prêtres « traditionnels classiques » au service de l’église des États-Unis. Hors, ce chiffre est d’une part important mais aussi, si l’on se place au niveau de l’Église catholique américaine, extrêmement bas.


Paix Liturgique : Pouvez-vous nous rappeler ces chiffres ?

Daniel Hamiche : J’indiquais 116 prêtres de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X, 112 pour la Fraternité Sacerdotale Saint-Pierre et 25 pour l’Institut du Christ-Roi soit un total approximatif de 253 Prêtres.


Paix Liturgique : Ce n’est pas rien.

Daniel Hamiche : C’est même énorme notamment pour donner une idée du dynamisme du monde traditionnel ! Surtout lorsque l’on sait qu’aujourd’hui la plupart des diocèses de France n’ordonnent pratiquement plus de nouveaux prêtres. Mais il nous faut comparer ce nombre à celui des prêtres diocésains ou religieux « ordinaires » qui célèbrent aujourd’hui selon l’usus antiquior dans leurs paroisses ou leurs communautés.


Paix Liturgique : Mais tous ne célèbrent pas publiquement.

Daniel Hamiche : Certes, et c’est le cas partout et notamment en France que des prêtres qui ont appris à connaitre la liturgie traditionnelle et ne peuvent encore que la célébrer en cachette car leurs supérieurs ou leurs évêques le leur interdisent. Mais rappelons que nous parlons ici de la situation aux États-Unis, qui est très différente, moins idéologique, car le pragmatisme y est de règle.


Paix Liturgique : Cela laisserait penser que tous ou presque célèbrent publiquement ?

Daniel Hamiche : Ce serait excessif de le dire, mais ce qui est certain, c’est qu’il existe aux États-Unis un nombre considérable de prêtres diocésains ou religieux « ordinaires » qui célèbrent la liturgie traditionnelle au moins occasionnellement et que la plupart finiront par la célébrer régulièrement dans leurs paroisses et communautés.


Paix Liturgique : Vous en concluez ?

Daniel Hamiche : Tout simplement qu’en cherchant à mesurer le nombre de célébrations traditionnelle comme on l’a fait jusqu’à présent, « à l’ancienne », c’est-à-dire en se croyant capable de dénombrer toutes les chapelles où est célébrer le culte d’une manière traditionnelle, nous ne sommes plus dans la réalité d’aujourd’hui, car en fait on a changé de paradigme. Donnons un exemple : si je regarde la région de Baltimore, j’y constate qu’officiellement la messe traditionnelle y est célébrée dans trois ou quatre chapelles. Or, je sais qu’aujourd’hui dans ce même périmètre, plus de 25 prêtres célèbrent l’usus antiquior dans leurs paroisses.


Paix Liturgique : Vous pensez que dénombrer le nombre de lieux n’a plus de sens ?

Daniel Hamiche : Oui, car je constate qu’au moins en Amérique, mais sans doute déjà un peu en France, la liturgie traditionnelle est devenue si naturelle à de nombreux prêtres que l’on ne peut plus mesurer exactement le nombre des chapelles ou elle est spécifiquement célébrée.


Paix Liturgique : Donc notre dénombrement « à l’ancienne » comme vous dites, devra se limiter au rayonnement des instituts traditionnels ?

Daniel Hamiche : Oui, car dans leurs cas la mesure est possible et tout à fait simple. Mais elle est impossible aujourd’hui et sera inconcevable demain lorsque l’on s’intéresse à la célébration de la liturgie traditionnelle par des prêtres diocésains ou des religieux. D’ailleurs Paix liturgique le sait bien : vous êtes déjà confronté à cette difficulté lorsque vous publiez votre panorama annuel de la liturgie traditionnelle dans le monde.

Ainsi, lorsqu’en 2020 vous indiquiez que l’on dénombrait dans le monde 1800 prêtres appartenant à des institutions traditionnelles, vous pouviez l’affirmer en vous appuyant sur des informations précises alors que vous ne pouviez pas être aussi précis au sujet des prêtres « ordinaires » qui célèbrent eux-aussi l’usus antiquior, et pourtant vous vous y essayez.


Paix Liturgique : Bien sûr, en nous appuyant notamment sur le nombre de lieux qui existent qui ne sont pas desservis par des communautés traditionnelles. Or, ce nombre est aujourd’hui beaucoup plus important que celui des chapelles prise en charge par le clergé « extraordinaire ».

Daniel Hamiche : Vous touchez ici la difficulté : dès le moment où la liturgie traditionnelle sort, comme c’est le cas actuellement aux États-Unis, du cadre précis de lieux clairement étiquetés, pour devenir un type courant de célébration pour un très grand nombre de prêtres, on ne peut plus produire que des approximations, lesquelles par ailleurs peuvent être tout à fait sérieuses et vraisemblables.


Paix Liturgique : Avez-vous néanmoins une idée du nombre de chapelles desservies aux États-Unis par des prêtres diocésains ou des religieux ?

Daniel Hamiche : C’est à la fois facile et en même temps tout simplement impossible. Facile car nous savons que les maisons traditionnelles « classiques » desservent en gros 177 chapelles alors que nous dénombrons au moins 750 chapelles aux États-Unis où est célébré l’usus antiquior. De ce fait même si l’on retire une petite centaine de lieux « indépendants » sur lesquels je reviendrai plus tard, il est raisonnable de penser qu’aujourd’hui les diocésains et religieux desservent officiellement actuellement aux États-Unis près de 500 chapelles, ce qui vous indique le nombre de prêtres concernés qui est de ce fait très supérieur à un millier.


Paix Liturgique : Le millier qui est passé entre les mains des Chanoines de Kenty ?

Daniel Hamiche : Et beaucoup plus car si un minimum de 1000 prêtres participent à la vie de 500 chapelles officielles clairement identifiables, il faut admettre que le nombre de ces prêtres qui célèbrent au moins occasionnellement l’usus antiquior aux États-Unis est actuellement à minima du triple soit au moins 2000 prêtres, dont bien des lieux de célébration ne sont pas précisément déterminables.


Paix Liturgique : Pouvez-vous en tirer une leçon ?

Daniel Hamiche : Celle-ci : pour ma part, je pense qu’il y a au moins aux États-Unis 10 fois plus de prêtres diocésains et religieux qui célèbrent l’usus antiquior que de prêtres appartenant à de communautés traditionnelles. Si l’on admet cela il devient assez simple de connaitre le nombre de prêtres proches de l’usus antiquior rien qu’en connaissant le nombre de prêtres traditionnels « classiques ».


Paix Liturgique : Vous pensez que ce coefficient est le même partout ?

Daniel Hamiche : Bien sûr que non, mais mes informations sur la France m’indiquent que dans notre pays il doit se situer aux alentours de 3. Mais irréversiblement le nombre de prêtres diocésains et de religieux évoluant vers a minima un bi-formalisme est tel que dans les dix prochaines années, la paix s’instaurant, le coefficient américain deviendra le coefficient universel car, rappelez-vous, les américains ont parfois « du retard à l’allumage », mais deviennent ensuite la norme.


Paix Liturgique : Bouclons ainsi notre panorama du monde traditionnel aux États-Unis ?

Daniel Hamiche : Si vous le voulez bien, il reste encore d’autres points à soulever et notamment celui de la vie religieuse traditionnelle qui est très vivante aux États-Unis.


 

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